Jeunes & Sciences… & Société #6 : Les embryons génétiquement modifiés

Jeunes & Sciences…& Société #6 : Les embryons génétiquement modifiés

«  Vous avez spécifié des yeux noisettes, des cheveux châtains et la peau claire. J’ai pris la liberté d’éradiquer tous risques de préjudices potentiels tels qu’une calvitie prématurée, myopie, alcoolisme, et prédisposition aux dépendances, tendance à la violence, obésité… ce genre de choses », est une réplique introduisant le film de science-fiction Bienvenue à Gattaca sorti en 1997 et réalisé par Andrew Niccol. Cette œuvre cinématographique traite de la manipulation génétique des embryons afin d’améliorer le patrimoine génétique des humains. Autrement dit, elle traite de l’eugénisme – terme rassemblant toutes les méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique des humains. Il a été employé pour la première fois en 1883 par le scientifique britannique Francis Galton. A l’heure d’aujourd’hui, le film Bienvenue à Gattaca tient plus de la réalité que de la science-fiction. En effet, en 2018, pour la première fois, deux bébés génétiquement modifiés, des jumelles, ont été mis au monde… Pour atteindre ce résultat, il aura fallu attendre le développement d’un certain outils moléculaire et l’étude de plusieurs équipes sur la modification génétique embryonnaire avant de pouvoir obtenir ce résultat.

Revenons quelques années en arrière, en 2012… La chercheuse française Emmanuelle Charpentier et la professeure américaine Jennifer Doudna co-développent l’outil moléculaire génétique CRISPR-Cas9. Une découverte inspirée du système immunitaire de la bactérie Streptococcus pyogenes : pour résumer, lors d’une infection par un ADN étranger, la bactérie, pour se défendre, va le découper, en identifiant une série de nucléotides spécifiques (NGG) grâce à une petite séquence d’ARN (trRNA). Les différents segments seront intégrés dans le génome bactérien. Ils seront par la suite transcrits et fragmentés (crRNA). Chaque fragment formera un complexe avec la protéine Cas9. Lors d’une seconde infection par ce même ADN étranger, la protéine Cas9 pourra le reconnaître par complémentarité avec le crRNA, puis le fragmenter pour le rendre inactif (pour en savoir plus, cf vidéo ci-dessous).

Le développement de cet outil moléculaire a permis d’ouvrir de nouvelles applications dans les biotechnologies, comme les controversées manipulations génétiques sur embryons humains. Historiquement, elles ont eu lieu pour la première fois en 2015. C’est une équipe chinoise dirigée par Junjiu Hang qui est l’origine de ces recherches [1]. Le but était de mieux comprendre le système de réparation de l’ADN chez les embryons humains précoces, mais également d’en apprendre plus sur l’application de la technique CRISPR-Cas9 sur les cellules humaines. Ces premiers résultats ont été le point d’ancrage quant à la place de l’éthique dans de telles recherches. Quelques mois avant la sortie de cet article, des inquiétudes commençaient à se faire sentir sur ce point. C’est pourquoi, certaines études ont été publiées dans des journaux scientifiques populaires tels que Nature, sur la place de l’éthique dans les modifications génétiques embryonnaires [2,3].

De plus, quelques mois suivant la diffusion de l’article, un moratoire fut demandé par l’Académie Américaine des sciences et de la médecine, l’Académie chinoise des sciences ainsi que la Société Royale de Londres. Malgré cela, de nombreux scientifiques, repoussant les accusations d’eugénisme, ont soutenu que si certaines anomalies génétiques étaient responsables de conditions fatales ou débilitantes, alors elles devaient être corrigées.

Malgré ce moratoire, de nouvelles recherches autour des manipulations génétiques sur l’embryon humain sont autorisées début 2016 à l’institut Francis Crick situé à Londres [4,5] : une certaine ironie, quand on sait que la Société Royale de Londres faisait partie des opposants aux études sur les embryons humains. Ces recherches avaient pour but de comprendre le développement de l’embryon ainsi que les facteurs de réussite ou d’échec dans le cas d’une fécondation in vitro.

Faisant suite à cette étude, c’est au tour des suédois de travailler sur la manipulation génétique des embryons humains. Le Dr. Fredrik Lanner de l’Institut Karolinska à Stockholm est à l’origine de ces recherches inédites en Suède. Elles ont pour but de trouver de nouveaux traitements contre l’infertilité et les fausses couches. La stratégie employée est d’induire un Knock-Out (désactivation) de certains gènes afin de comprendre leurs rôles dans le développement embryonnaire [6,7]. Un an plus tard, une équipe de Portland modifie avec succès des embryons humains toujours en utilisant l’outil CRISPR-Cas9 : des gènes défectueux à l’origine de maladies héréditaires auraient alors été corrigés avec succès [8]. Selon la réglementation sur les recherches sur les embryons, ces derniers ne pouvaient pas se développer pendant plus de 14 jours [9].

Enfin, en novembre 2018, les premiers bébés génétiquement modifiés, résistants au VIH, furent mis au monde : les jumelles Lulu et Nana. C’est le chercheur chinois He Jiankui qui fut à l’origine de ces recherches controversées. Pour ce faire, le gène CCR5 a été modifié à l’aide de CRISPR-Cas9. Ce dernier codant pour le récepteur C-C chimiokine de type 5 (CCR5) impliqué dans l’infection par le VIH. En effet, le virus va utiliser ce récepteur ainsi que la protéine CD4 pour internaliser les cellules cibles et ainsi débuter l’infection (Fig. 1). Ce récepteur représente donc une cible thérapeutique intéressant et le muter pourrait permettre d’endiguer la progression du virus.

Figure 1 : Phases d’infection du VIH. © Inserm, F. Koulikoff [10]

Ces recherches provoquèrent une réelle polémique dans la communauté scientifique, bien supérieure à celles produites par les études précédentes. En effet, on ne parle plus d’expériences sur des embryons mais d’une naissance véritable de bébés génétiquement modifiés. Outre la dimension éthique, c’est également la stratégie de l’équipe qui est contestée : comment être sûrs que cette mutation n’aura pas d’impact sur la vie de ces deux jumelles ? Plus d’un an s’est écoulé depuis leur naissance et les jumelles se portent bien, mais on ne peut pas en dire autant pour le Dr. Jiankui et l’état de ses recherches. En effet, très récemment, Xinzhu Wei et Rasmus Nielsen ont rédigé une étude démontrant que la mutation du gène CCR5 pourrait diminuer l’espérance de vie des jumelles. Un résultat très vite contesté par la communauté au vu des biais statistiques, entraînant une controverse débouchant sur une rétractation de l’article [11,12].

Par la suite, Antonio Regalado, journaliste au MIT Technology Review, eut un accès privilégié aux résultats des recherches du Dr. Jiankui (qu’aucun journal n’accepta de publier pour des raison éthiques). Il décrivit que rien dans les résultats du scientifique chinois ne prouvait que la mutation du gène CCR5 avait fonctionné. En revanche, une mutation « similaire » ayant induit une immunité contre le VIH aurait été induite, dont les conséquences restent imprévisibles [13]. En effet, ce genre de mutation, non spécifique et involontaire, peut se produire suite au phénomène de reconnaissance off-target (c’est-à-dire la reconnaissance par la protéine Cas9 d’une séquence différente de la cible), qui représente actuellement l’inconvénient majeur de la technique CRISPR-Cas9.

Quant au Dr. Jiankui, selon l’agence de presse Chine Nouvelle, il a récemment été condamné par la justice chinoise à 3 ans d’emprisonnement avec une amende de 3 millions de yuans, soit environ 384 000 € [14]. Il faut savoir qu’en 2003, une loi a été décrétée en Chine, interdisant les expériences génétiques sur les embryons mais sans aucune sanction judiciaire. C’est la pression de la communauté chinoise sur le laxisme du gouvernement qui a permis la condamnation du scientifique. Cependant, entre temps, une seconde grossesse d’un embryon génétiquement modifié aurait été annoncée en janvier 2019, mais aucune naissance n’a été confirmée à ce jour.

En conclusion, la recherche sur les embryons humains pose encore de nombreux questionnements du point de vue éthique. Malgré l’accès à des outils moléculaires de plus en plus innovants, certaines applications de ces derniers restent encore controversées. Néanmoins, certains chercheurs n’apprennent pas des erreurs de leur collègues, et pour cause : les dernières études sur les embryons humains nous emmènent en Russie. Le Dr.Denis Rebrikov avait annoncé au NewScientist d’utiliser à son tour l’outil CRISPR-Cas9 pour lutter contre la surdité héréditaire [15]. Devant ce genre de recherches, E. Charpentier et J. Doudna ont déclaré que cette application était irresponsable au vu de la compréhension actuelle de la modification génétique; J. Doudna appelle notamment à une surveillance plus stricte de ces champs de recherche dans un éditorial dans Sciences [16,17,18]. Elle déclare notamment que l’OMS, depuis juillet 2019, demande à l’ensemble des organismes de réglementation d’interdire « toute expérience de manipulation de germes humains en clinique et, en août, elle a annoncé les premières étapes de la création d’un registre pour les futures études de ce type » [18].

« Ensuring responsible use of genome editing will enable CRISPR technology to improve the well-being of millions of people and fulfill its revolutionary potential. », Jennifer Doudna [18]

« Nous n’en sommes encore qu’aux prémices de la compréhension de toutes les implications de l’édition génétique des cellules humaines, et il serait irresponsable de l’appliquer à la lignée germinale humaine. », Emmanuelle Charpentier [17]

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la découverte de la formule E = mc² par Albert Einstein et de sa lutte contre son utilisation pour le développement de la bombe atomique. A l’heure actuelle, nous sommes encore loin d’avoir atteint la technologie que l’on peut voir dans le film Bienvenue à Gattaca et de pouvoir choisir la moindre caractéristique phénotypique chez nos enfants. Cependant, l’outil CRISPR-Cas9 reste sans doute l’un des meilleurs outils moléculaires à notre disposition afin de lutter contre les maladies génétiques. Il faudra encore du temps pour que la réglementation évolue afin de voir naître une symbiose entre l’éthique et ce domaine de recherche.

Références :

[1] Liang P, Xu Y, Zhang X, Ding C, Huang R, Zhang Z, et al. CRISPR/Cas9-mediated gene editing in human tripronuclear zygotes. Protein Cell. 2015 May 1;6(5):363–72. 

[2] Lanphier E, Urnov F, Haecker SE, Werner M, Smolenski J. Don’t edit the human germ line. Vol. 519, Nature. Nature Publishing Group; 2015. p. 410–1.

[3] Baltimore D, Berg P, Botchan M, Carroll D, Charo RA, Church G, et al. A prudent path forward for genomic engineering and germline gene modification. Vol. 348, Science. 2015. p. 36–8.

[4] Vey T. Des manipulations génétiques sur des embryons humains autorisées en Grande-Bretagne. Le Figaro [Internet]. 2016 [cited 2020 Mar 21]; Available from: https://sante.lefigaro.fr/actualite/2016/02/01/24555-manipulations-genetiques-sur-embryons-humains-autorisees-grande-bretagne

[5] The Francis Crick Institute. HFEA approval for new genome editing techniques [Internet]. The Francis Crick Institute. 2016 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.crick.ac.uk/news/2016-02-01-hfea-decision

[6] Schmidt S. Un scientifique suédois modifie l’ADN d’un embryon humain [Internet]. Trust my Science. 2016 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://trustmyscience.com/scientifique-suedois-modifie-adn-d-un-embryon-humain/

[7] Stein R. Fertility Research: Experimental Editing Of Human Embryos’ DNA Moves Ahead : Shots – Health News : NPR [Internet]. National Public Radio. 2016 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.npr.org/sections/health-shots/2016/09/22/494591738/breaking-taboo-swedish-scientist-seeks-to-edit-dna-of-healthy-human-embryos

[8] Ma H, Marti-Gutierrez N, Park SW, Wu J, Lee Y, Suzuki K, et al. Correction of a pathogenic gene mutation in human embryos. Nature. 2017 Aug 24;548(7668):413–9.

[9] Hyun I, Wilkerson A, Johnston J. Embryology policy: Revisit the 14-day rule. Vol. 533, Nature. Nature Publishing Group; 2016. p. 169–71.

[10] Inserm, ANRS, Costagliola D. Sida et VIH | Inserm – La science pour la santé [Internet]. Inserm. 2018 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/sida-et-vih

[11] Wei X, Nielsen R. CCR5-∆32 is deleterious in the homozygous state in humans. Vol. 25, Nature Medicine. Nature Publishing Group; 2019. p. 909–10.

[12] Wei X, Nielsen R. Retraction Note: CCR5-∆32 is deleterious in the homozygous state in humans (Nature Medicine, (2019), 25, 6, (909-910), 10.1038/s41591-019-0459-6). Vol. 25, Nature Medicine. Nature Publishing Group; 2019. p. 1796.

[13] Regalado A. China’s CRISPR babies: Read exclusive excerpts from the unseen original research – MIT Technology Review [Internet]. MIT Technology Review. 2019 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.technologyreview.com/s/614764/chinas-crispr-babies-read-exclusive-excerpts-he-jiankui-paper/

[14] Agence Chine Nouvelle. He Jiankui condamné à trois ans de prison pour modification génétique illégale d’embryons humains [Internet]. Agence Chine nouvelle. 2019 [cited 2020 Mar 21]. Available from: http://french.xinhuanet.com/2019-12/30/c_138666992.htm

[15] Le Page M. Exclusive: Five couples lined up for CRISPR babies to avoid deafness [Internet]. New Scientist. 2019 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.newscientist.com/article/2208777-exclusive-five-couples-lined-up-for-crispr-babies-to-avoid-deafness/

[16] Regalado A. One of CRISPR’s inventors has called for controls on gene-editing technology – MIT Technology Review [Internet]. MIT Technology Review. 2019 [cited 2020 Mar 21]. Available from: https://www.technologyreview.com/f/614719/crispr-has-made-jennifer-doudna-rich-now-she-says-it-must-be-controlled/

[17] Morin H. La naissance des « bébés Crispr » suscite une condamnation universelle. Le Monde [Internet]. 2018 [cited 2020 Mar 21]; Available from: https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/11/29/la-naissance-des-bebes-crispr-suscite-une-condamnation-universelle_5390251_1650684.html

[18] Doudna J. CRISPR’s unwanted anniversary. Vol. 366, Science. American Association for the Advancement of Science; 2019. p. 777.

Écrit par Steven ASCOËT